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Les politiques démographiques sont-elles efficaces ?

Examinons quatre types d’objectifs pouvant légitimer des politiques de population dans un contexte donné : réduire la mortalité (Vallin et Meslé, 2006), limiter la fécondité si la croissance démographique est trop rapide
(Locoh et Vandermersch, 2006), ou l’encourager dans le cas contraire (De Santis, 2006), maîtriser les flux migratoires (Baldi et Cagiano de Azevedo, 2006).

Réduire la mortalité

L’objectif démographique le plus anciennement poursuivi par l’homme et le plus universellement admis aujourd’hui, faire reculer la maladie et la mort, est paradoxalement celui qui vient le moins naturellement à l’esprit lorsqu’il est question de politique démographique. Les politiques de santé n’ont en effet jamais été perçues par l’opinion publique, ni même par les responsables politiques, comme l’un des volets d’une politique démographique. Elles en sont pourtant, historiquement le premier, celui par lequel a commencé la transition démographique. C’est sans doute parce qu’améliorer la santé et lutter contre la mort font tout naturellement partie de la quête ancestrale de l’amélioration des conditions de vie, indépendante, au départ, de toute idée démographique. Toujours est-il que de longue date tous les pays du monde consacrent une part croissante de leur revenu national aux « politiques de santé » et qu’ensemble, ils ont créé l’Organisation mondiale de la santé, entièrement dévouée à cette tâche.

Ne sommes-nous pour autant redevables qu’aux seules politiques de santé pour l’immense progrès réalisé ? Certainement pas si l’on s’en tient strictement aux politiques dont sont expressément chargés les ministères de la santé. Mais assurément oui, si l’on y englobe toutes les actions collectives (publiques ou privées) qui y ont concouru, avec au moins en arrière-plan un but sanitaire, en particulier les politiques d’amélioration agricole et de sécurité alimentaire, les systèmes de protection sociale, la diffusion de l’instruction, la lutte contre les inégalités, l’amélioration des conditions de vie, etc. Rien ne permet d’affirmer que toutes les interventions dans le domaine de la santé sont toujours efficaces mais il ne fait aucun doute que, tant au sens strict qu’au sens large, les politiques de santé sont d’une nécessité vitale et de plus en plus efficaces.

Limiter les naissances

La nécessité d’une intervention politique en vue de réduire la fécondité dans les pays où la croissance démographique est trop forte est plus discutable, surtout si on s’en tient à la notion étroite de programmes de limitation des naissances. Deux constats historiques suffisent à émettre de sérieux doutes sur la nécessité de tels programmes.

D’une part, c’est en France, pays où le catholicisme réprouvait sévèrement toute idée de contraception que celle-ci s’est diffusée le plus tôt et le plus fortement, sous une forme archaïque (le coït interrompu) mais néanmoins efficace, sans aucune velléité collective de modérer la croissance démographique. Les pays protestants, a priori plus ouverts à l’idée, n’y sont venus qu’un siècle plus tard, sans d’ailleurs que là non plus les pouvoirs publics soient jamais intervenus.

D’autre part, lorsque, à partir des années 1950 et 1960, les pays riches ont pris peur face à la menace que constituait selon eux la croissance très rapide des pays pauvres du sud, les trois pays du Maghreb ont pris des postures politiques extrêmement différentes. Dès le milieu des années 1960, la Tunisie a mis en place un programme doté de solides moyens et bénéficiant de l’appui technique et financier des États-Unis. L’Algérie a clairement pris le parti inverse, en dénonçant l’impérialisme néo-malthusien américain, arguant que seul le développement économique était susceptible de changer les comportements procréateurs. Le Maroc, enfin, a emprunté une voie médiane en décrétant la mise en place d’un programme, pour plaire aux États-Unis, mais sans moyens significatifs, de peur de se voir démographiquement dépassé par l’Algérie. Résultat surprenant, à la fin des années 1990 ces trois pays musulmans avaient ramené leur taux de fécondité au voisinage de deux enfants par femme (Ouadah-Bedidi et Vallin, 2000) ! La baisse a démarré un peu plus tard en Algérie et au Maroc qu’en Tunisie, mais elle y a aussi été plus rapide. De plus, dans les trois pays, elle a autant été le fait d’une élévation considérable de l’âge au mariage que du développement de la contraception.

Il est peu de cas où l’on peut affirmer que l’instauration d’un programme de limitation des naissances a été le principal facteur d’une réduction souhaitée de la fécondité. Le plus illustre est certainement celui de la Chine pour laquelle le doute n’est guère possible, mais les méthodes imposées aux Chinois (strict contrôle du mariage, séparation des couples, suppression des allocations familiales en cas de second enfant et impôt supplémentaire pour le troisième, etc.) sont suffisamment incompatibles avec les droits de l’Homme pour éviter d’en faire un modèle recommandable.

Si les programmes de limitation des naissances plus classiques n’ont pas vraiment fait la preuve d’une grande efficacité, d’autres politiques, ne visant pas a priori ce but, en ont eu bien davantage. Ce sont celles qui ont permis de rendre quasi universelle l’instruction de base, notamment celle des filles, celles qui ont ouvert le marché du travail aux femmes, celles qui ont amélioré leur statut familial, social, économique et culturel. Autant de facteurs assez largement communs aux trois pays du Maghreb pour expliquer la similitude de leurs évolutions. Les programmes de limitation des naissances stricto sensu n’ont souvent eu pour effet que de rendre plus facile l’accès aux moyens contraceptifs et de donner par là plus de confort physique et moral à des couples et des femmes qui auraient de toute façon réduit leur fécondité. Ce seul fait aurait amplement suffi à justifier leur mise en place.

Encourager la natalité

De façon assez symétrique, on peut faire la même critique des politiques qui visent à redresser une fécondité jugée trop basse en s’efforçant de restreindre l’accès à la contraception et à l’avortement. La loi française de 1920, réprimant pénalement l’avortement et interdisant la diffusion d’information sur la contraception n’a guère eu pour effet que de contraindre les femmes à recourir de plus en plus à l’avortement clandestin dans des conditions désastreuses. A contrario, la libéralisation de la contraception puis de l’avortement au tournant des années 1960 et 1970 n’a provoqué ni rechute de la fécondité ni explosion du nombre d’avortements.

Quant aux politiques, plus positives, d’aide aux familles, généralisées en France après la seconde guerre mondiale, elles semblent bien avoir davantage joué un rôle social que démographique. Elles n’ont en tout cas pas empêché la fécondité européenne de s’effondrer dans le dernier quart du XXe siècle. Le nouveau redressement observé en France semble surtout lié aux efforts faits pour permettre aux femmes d’avoir des enfants tout en poursuivant leurs carrières professionnelles (crèches et écoles maternelles, horaires scolaires, etc.).

Finalement, la maîtrise de la fécondité dépend par dessus tout de la volonté des couples. Contrarier de front cette volonté ne peut guère porter de fruit. Freiner ou inverser une tendance jugée inopportune n’est guère possible que dans le cadre de politiques d’ensemble modifiant le contexte dans lequel s’est forgée cette volonté.

Maîtriser les flux migratoires

La question se pose très différemment pour les politiques visant à modifier les flux migratoires internationaux. Chaque État est maître de ses frontières. Il peut donc tout aussi bien passer des accords internationaux de libre circulation (tels les accords de Schengen) qu’imposer aux ressortissants d’autres pays un système de visas plus ou moins restrictif, voire interdire toute immigration. C’est un droit régalien qui ne souffre aucune discussion. Encore que… toute interdiction jugée intolérable suscite la transgression. Les barrières douanières ont créé la contrebande ; l’interdiction de la drogue, le trafic de stupéfiants ; l’interdiction d’entrer, l’immigration clandestine.

Dans un monde où le déséquilibre entre pays pauvres et pays riches ne fait que se creuser, la pression aux frontières est de plus en plus forte, le trafic de plus en plus profitable et, finalement, le malheur des candidats à l’émigration de plus en plus grand. En Europe, notamment, les mesures à l’encontre de migrants clandestins flirtent désormais ouvertement avec le mépris des droits de l’Homme. De plus, on peut s’interroger sur l’absurdité d’un système économique mondial qui a imposé aux pays pauvres le libre échange des marchandises, au prix d’une aggravation des inégalités, et en même temps leur refuse la moindre liberté de circulation des personnes.

La seule politique qui pourrait durablement faire baisser la pression aux frontières serait celle qui accélèrerait le développement des pays pauvres de telle façon qu’ils puissent combler le fossé qui les sépare des pays riches. Les économistes classiques pensaient que le meilleur moyen d’y parvenir était « le laissez faire, laissez passer ». Les pays riches refusent d’appliquer la maxime à la circulation des personnes, mais ils ne tiennent pas pour autant leurs promesses en matière d’aide au développement.

S’adapter aux changements démographiques

Deux conclusions s’imposent. D’une part, il est de bonnes et de mauvaises politiques de population, que ce soit du point de vue de leurs objectifs et des méthodes mises en œuvre (v. Jacques Vallin, Faut-il une politique de population) ou de l’efficacité des mesures prises ici évoquées. Si les premières peuvent être utiles, nous n’avons évidemment nul besoin des secondes. Mais, d’autre part, aussi utile soit-elle une politique de population stricto sensu risque fort de ne pas suffire à atteindre l’objectif assigné si elle ne s’insère pas dans un ensemble plus global de politiques économiques, sociales, culturelles, favorables aux changements de comportements individuels.

Force est donc de tirer une troisième conclusion : il peut être plus important de prendre les mesures susceptibles d’adapter nos sociétés et nos économies aux changements démographiques que de chercher à contrecarrer ces derniers. Tout le monde reconnaît aujourd’hui qu’il serait absurde de tenter de s’opposer au vieillissement démographique alors même que celui-ci nous a été imposé par la plus belle conquête de l’humanité : une espérance de vie de près de cent ans ! Inutile donc de chercher à faire remonter la fécondité au-dessus de deux enfants par femme. Préparons-nous plutôt à accueillir dignement des cohortes de personnes âgées de plus en plus nombreuses.

Références

BALDI Stefano et CAGIANO DE AZEVEDO Raimondo, 2006. – Politiques migratoires, in : Graziella CASELLI, Jacques VALLIN et Guillaume WUNSCH (dir.), Démographie: analyse et synthèse. Volume VII. Histoire des idées et politiques de population, p. 489-524. – Paris, INED, 920 p.

DE SANTIS Gustavo, 2006. – Les politiques natalistes dans les pays industriels, in : Graziella CASELLI, Jacques VALLIN et Guillaume WUNSCH (dir.), Démographie: analyse et synthèse. Volume VII. Histoire des idées et politiques de population, p. 265-282. – Paris, INED, 920 p.

LOCOH Thérèse et VANDERMEERSCH Céline, 2006. – La maîtrise de la fécondité dans les pays du tiers monde, in : Graziella CASELLI, Jacques VALLIN et Guillaume WUNSCH (dir.), Démographie: analyse et synthèse. Volume VII. Histoire des idées et politiques de population, p. 193-250. – Paris, INED, 920 p.

OUADAH-BEDIDI Zahia et VALLIN Jacques, 2000. – Maghreb : la chute irrésistible de la fécondité , Population et Sociétés, n° 359, juin, p. 1-4.

VALLIN Jacques et MESLÉ France, 2006. – Politiques de santé. 1. Origines. 2. Quelles stratégies, au bénéfice de qui ? 3. Quels résultats ?, in : Graziella CASELLI, Jacques VALLIN et Guillaume WUNSCH (dir.), Démographie: analyse et synthèse. Vol. VII. Histoire des idées et politiques de population, chap. 108, p. 303-326, chap. 109, p. 327-396, chap. 110, p. 397-462. – Paris, INED, 920 p.