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Des projections démographiques jusqu’en 2100… Est-ce bien raisonnable?

En économie, il est rare que l’on se hasarde à des prévisions au-delà de quelques années. Il n’y a guère que les climatologues pour faire tourner des modèles sur 100 ans (les changements climatiques sont lents) et les démographes pour produire régulièrement des projections à l’horizon 2100, voire au-delà. Est-ce bien raisonnable ? Pour en décider, il faut entrer un peu dans le processus de construction de ces projections.

Les projections d’autrefois

On s’est d’abord contenté d’extrapoler la population totale, ou son taux d’accroissement. Malthus a ainsi postulé, dès 1798, que la croissance démographique était de nature exponentielle (progression géométrique), alors que les ressources alimentaires ne pouvaient croitre qu’au rythme d’une progression arithmétique. C’était là un double postulat, que les faits allaient d’ailleurs contredire.

Certains théoriciens ont ensuite suggéré que, par assimilation avec la croissance de populations animales confinées dans un espace limité, la population humaine d’un territoire donné ne pouvait pas croitre indéfiniment. Ils ont alors fait appel à la fonction logistique (décrite par Verhulst et Quetelet dans les années 1830, utilisée par Pearl dans les années 1920) qui assure le plafonnement d’une population après une période de croissance quasi exponentielle. Les fondements théoriques de l’utilisation de cette fonction étaient tout aussi discutables, mais l’inconvénient majeur de toutes ces approches était surtout de ne rien dire sur les niveaux de fécondité et de mortalité qui conditionnaient les taux d’accroissement projetés pour la population. Or ces deux variables sont, avec la migration le cas échéant, les déterminants de l’évolution démographique, qui résultent des comportements individuels et collectifs, et sur lesquels on peut éventuellement agir.

C’est pourquoi on est passé, à partir des années 1930-40, à la méthode des composantes.

Comment fait-on aujourd’hui des projections ?

On part de la répartition par sexe et âge (a) de la population au 1er janvier de l’année t. On calcule le nombre de survivants un an plus tard en appliquant les probabilités de décès à chaque âge. On ajoute ensuite les naissances de l’année t, en appliquant des taux de fécondité à la population féminine d’âge reproductif, et on complète avec une estimation du solde migratoire.

Il s’agit là d’arithmétique très élémentaire. Les difficultés portent plutôt sur les points suivants :

  1. Il faut disposer de données fiables sur la population initiale, par sexe et âge et les niveaux initiaux de la mortalité, de la fécondité et des migrations. Quand celles-ci sont incertaines, on peut être amené à des corrections brutales, comme pour la Chine après le recensement de 1953 (+20 %) ou au Nigeria, après celui de 1991 (- 30 %).
  1. Il faut ensuite envisager les évolutions possibles pour ces paramètres. Les hypothèses sont de deux types : soit elles sont choisies comme semblant les plus raisonnables, compte tenu des évolutions antérieures et de celles d’autres pays ; soit elles sont du type « what if… », destinées à illustrer des hypothèses alternatives, parfois extrêmes.
  2.  On applique ensuite la méthode exposée plus haut, en ajoutant parfois aujourd’hui des ingrédients « aléatoires » permettant de définir des « intervalles de confiance » liés aux aléas dans les hypothèses.
  3. Il faut enfin choisir un horizon approprié : mais lequel ?

Jusqu’où peut-on aller ?

Les démographes se permettent des projections à 50 ou 100 ans parce que l’inertie d’une population est grande.

1/ En matière de mortalité : l’espérance de vie évolue de manière relativement lente et sans à-coup. Jusqu’ici, cependant, on a eu tendance à sous-estimer la baisse de la mortalité, tant dans les pays industrialisés que dans les pays en développement. Des accidents sont toujours possibles, mais ils doivent être très violents pour modifier significativement l’évolution de la population.

2/ En matière de fécondité : c’est plus délicat. Quand on projette à 25 ans, il faut estimer le nombre annuel de naissances au cours des 25 prochaines années, qui dépend du nombre de femmes en âge de procréer (assez facile à connaitre : elles sont en grande majorité déjà nées), et du nombre d’enfants que chacune d’elles voudra avoir, ce qui est plus difficile à prévoir. On a aussi du mal à anticiper les retournements de tendance, comme ce fut le cas pour le début du baby-boom puis sa fin, ou à imaginer comment pourrait évoluer la fécondité dans les pays où elle est passée en dessous de 2 enfants par femme.

3/ Et pour ce qui est des migrations, les données précises manquent et les prévisions sont encore plus difficiles. Or, quand l’accroissement naturel devient nul ou négatif, l’évolution de la population dépend exclusivement des migrations.

Conclusion : Jusqu’à 30 ans, on est en terrain relativement sûr. Au-delà de 30-50 ans, on a plus de mal à gérer convenablement les hypothèses. Un écart très limité sur la fécondité, par exemple, a des conséquences énormes au bout de 100 ans, et peuvent conduire à une explosion ou une implosion de la population. Du coup, dans les projections à long terme, on décide généralement de « geler » rapidement les hypothèses de fécondité et mortalité à des niveaux assurant une croissance proche de zéro, et la projection perd beaucoup de son intérêt…

Echecs et succès

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Les premières projections par la méthode des composantes ont été faites dans quelques pays occidentaux dans les années 1930 et 1940, et ont été souvent des échecs pour une raison simple : à ce moment, la natalité baissait dans la plupart des pays industrialisés, et on ne voyait guère de raisons de penser que la tendance pourrait s’inverser bientôt. Or il s’est produit un retournement à partir des années 1940 : le baby-boom, qui était très peu prévisible et qui a rendu caduques toutes les projections antérieures (tableau 1).

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Aujourd’hui, les projections se font à l’échelle nationale (à l’initiative de chaque institut de statistique), régionale (par exemple Eurostat pour l’Union européenne), ou mondiale. Pour ces dernières, c’est la Division de la population des Nations unies qui produit régulièrement des projections à l’horizon 2100 (parfois bien plus loin : mais, comme on l’a vu plus haut, cela n’a guère d’intérêt), par agrégation de projections pays par pays. La figure 1 montre que les résultats ont été, jusqu’ici, assez bons : jusqu’en 2000, la population mondiale réelle a été proche de l’estimation moyenne des NU.

Notons enfin que les résultats des projections sont en général publiés sous forme d’un scénario «central» et de scénarios encadrants. Le scénario central est, explicitement ou implicitement, supposé être le plus probable, les autres devant cerner les écarts possibles. Le choix des hypothèses (définies, rappelons-le au niveau de chaque pays) résulte de « discussions d’experts », plus ou moins formalisées.